Beatriz Santiago Muñoz
Beatriz Santiago Muñoz (née à San Juan, Porto Rico ; vit à San Juan, Porto Rico) s’intéresse aux tensions qui émergent du contexte postcolonial dans les Caraïbes et aux imbrications sociales et politiques qu’il sous-tend. Adoptant une posture militante engagée, sa pratique met à l’épreuve les régimes de visibilité qui, par leur mise en place d’une hiérarchie de ce qui est montré, font exister – ou taire – des évènements, des groupes sociaux ou des récits minoritaires. Avec leurs dimensions poétiques, performatives et sensorielles, ses œuvres vidéographiques brouillent la frontière entre fiction et documentaire. L’artiste y conjugue l’ethnographie expérimentale, les féminismes et le théâtre participatif d’Augusto Boal, dramaturge et activiste brésilien ayant voué sa vie au développement de stratégies pour que les personnes reléguées à l’extérieur du discours théâtral puissent s’exprimer.
Avec Désordre poétique, Santiago Muñoz met en relation quatre œuvres qui, chacune à leur manière, abordent et incarnent les complexités sous-jacentes à la notion de soin (care). Un terme ancré dans l’idée d’engagement, étant à la fois un processus ou une activité (prendre soin), et un mode de résistance. Pièce maitresse de l’exposition, l’installation Binaural comprend six projections en 16 mm qui s’entrecroisent dans la galerie. Les images, tournées à Porto Rico et aux Iles Salomon, montrent un coucher de soleil vertical, une forêt ou un pêcheur. L’ensemble présente un humble, mais sensible portrait du territoire, les films ayant été développés avec des teintures végétales créées à partir de plantes locales. Gosila, réalisé au lendemain d’un des plus violents ouragans qu’a connus Porto Rico, porte sur la lumière qui, même devant un tel désastre, filtre dans la vie. Dévoilant le désordre laissé par la tempête, les images nous bercent avec lenteur, faisant écho au long procédé de la résilience. Avec La cabeza mató a todos, Santiago Muñoz s’inspire d’un mythe autochtone fondé sur le passage d’une étoile filante pour jeter un sort sur les industries militaires. On y voit l’activiste et botaniste portoricain·e Mapenzi Chibale Nonó qui, accompagné·e d’un chat noir incarnant l’astre céleste, s’évertue tout au long de la vidéo à activer le sort. Abordant aussi la question du surnaturel, Marché Salomon met en scène Marcelin Exiliere et Mardochelene Chevry, deux jeunes travaillant au marché de Port-au-Prince qui s’interrogent sur la possible nature divine de choses anodines – une bouteille d’eau du commerce, une rivière toxique, une chèvre morte. Ces quatre projets vidéos développent ensemble un récit de la coexistence porté par l’imagination, les affects et les décalages. La constellation cinématographique ainsi créée propose une façon non linéaire et prismatique de voir le monde, une lecture plurielle qui se substitue à la vision unique et désincarnée promulguée par le colonialisme et la pensée occidentale.